Je me représentais Tindouf telle une terre aride et peu hospitalière, Tindouf cette région déplaisante peuplée de militaires et sujette à risques, et rixes entre l’Algérie et le Maroc.
Invitée à partager l’intimité de Baybou, j’etais loin d’imaginer toutes les richesses matérielles et immatérielles que recèlent la région. Fervente doyenne de la tribu Reguibets (une faction Sanhadje qui parle un dialecte arabe : le hassaniyya et qui se réclame de descendance chérifienne du rite malékite), mon hôtesse me narre le passé glorieux de ses aïeux évoluant entre la Mauritanie, l’ex-Sahara espagnol, l’Algérie, et le Maroc. Ainsi, autrefois nomades chameliers, guerriers et pillards, les reguibets s’établissent à Tindouf et cohabitent bon gré mal gré avec la puissante tribu des Tadjakant .
Siga, ou l’art de la nonchalance :
Contrainte à la sédentarisation lors de mon séjour, je fus agréablement surprise de constater que la maison de mon hôtesse se caractérisait par un style hybride : étrange compromis entre l’habitat sédentaire et nomade. Au patio de la demeure de Baybou, une tente est installée, à l’intérieur de laquelle on découvre un véritable musée miniature dédié à la culture du Sahraoui : tapis, vannerie, costumes, bijoux, ornements et instruments de musique sont exposés. Nous passions toutes nos après-midi dans cette tente, où je découvre le plaisir inouïe de la sieste et surtout d’un jeu de de société d’un genre nouveau pour moi, Siga .
Baybou, zahoi et khouita, mes hôtesses et partenaires de jeu m’expliquent les règles :
Deux adversaires, ou deux équipes tracent sur un tas de sable, vingt trous où sont disposés des pions de deux couleurs distinctes, ce sont généralement des charbons et des pierres. Huit bâtonnets dont les faces ont été différemment marquées des deux cotés, sont agités, puis lancés par terre; s’en suit la lecture du jeu qui détermine le déplacement des pions.Si nous avons un, ou deux ou trois bâtonnets sur huit, le jeu est nul (hmar ) âne. Quatre bâtonnet, on fait passer le tour à l’équipe adverse. Cinq bâtonnets tombent à la même face nous avançons d’un pion. Six et sept bâtonnets, nous avançons de deux pions. Si les huit bâtonnets tombent sur la même face, c’est une baguerra (vache), il s’agit du coup gagnant, et nous pouvons placer notre pion où nous le désirons, le but du jeu, étant d’éliminer les pions de son adversaire.
Mauvaises joueuses, mes trois amies s’agitent gaiement, les gestes et le propos plein de démesure. Une prière ou une incantation est récitée avec emphase pour que la main de l’adversaire fléchisse. Il faut savoir que la tricherie et la fourberie ( théâtralisés) sont les mots d’ordre du jeu ; le tout, ponctué d’un soupçon de malice; et à peine distraite ou le dos tourné, qu’un pion peut être frauduleusement déplacé, s’ensuit dés lors et d’une manière théâtrale : insultes, menaces, injures et jérémiades.
Une partie de Siga peut durer des heures voire des jours, et peut être interrompue et reprise plusieurs jours après. Les parties enchaînent à volonté, des adversaires vont et viennent s’interchangent. J’ai eu la main chanceuse, parait t il, la chance du débutant sans doute…
« Le jeu et le divertissement occupent une place prépondérante dans de nombreuses civilisations. Pourtant, les historiens se sont longtemps détournés de son étude, sans doute en raison de son caractère peu sérieux, voire improductif ».Depuis l’antiquité, le jeu prend part dans la vie sociale des concitoyens ; « le jeu est une tâche sérieuse » comme le souligne Johan Huizinga , historien néerlandais auteur de l’œuvre , Homo Ludens – Essai sur la fonction sociale du jeu.
Notons que durant l’antiquité gréco-romaine, les jeux, appelés les ludi disposaient d’un calendrier et évoluaient entre divertissements ludiques et enjeux politiques. Le jeu serait ainsi l’expression éloquente de la place d’un individu à l’intérieur de sa société.
La dimension sociale du jeu Siga:
En faisant remarquer à mon hôtesse que le patronyme de la tribu Reguibet est au féminin; cette dernière m’explique qu’autrefois, le reguibi, parcourait des kilomètres et des kilomètres conduisait son troupeau à la recherche de pâturage, pendant que la femme se voyait confier la charge de l’entretien de la tente, de l’éducation des enfants, et de la prise en charge des esclaves; devenant ainsi la maîtresse incontestable de sa maison, et de sa vie. Fières et imposantes, Baybou , Khouita et Azza incarnent en ce sens, toute la symbolique de la société matriarcale saharienne.
Je remarquais que les enfants ne prenaient jamais part à Siga. Ainsi, pendant que nous nous préparions à reprendre la partie, la petite fille de Baybou âgée de quatorze ans se chargea de préparer le thé ainsi que notre déjeuner, et se proposa aimablement d’orner mes mains de henné. On m’expliqua alors, que le jeu est considéré pervers eu égard à son côté compétitif, mais surtout en tant que future épouse, elle doit se préparer à sa condition à venir, en s’attelant au tissage de la tente, ainsi qu’à la préparation de son trousseau. Ce sont là, ses principales tâches et c’est ainsi que le cycle de la vie est jalonné. Une fois adulte,et mère à son tour, la maturité lui procurera prestige et avantages, et c’est à ce moment là que la femme reguibi peut se délester de sa responsabilité et s’adonner à des activités fort agréables et plaisantes telles que : la sieste, la musique… Et elle pourra enfin apprécier à son tour, les plaisir du jeu et de la nonchalance.
Transdisciplinaire, le jeu est instrumentalisé car il correspond à une sorte de marqueur social, et sert également de vecteur hiérarchisation. S’interroger sur le place du jeu dans la société, nous renseigne sur son interaction avec diverses composantes telles que le système éducatif et les lien étroit qu’il tisse avec elles.
Il m’arrive de temps à autres d’appeler mes amies reguibets pour avoir de leurs nouvelles, et à chaque fois, elles m’informent qu’elles sont entrain de jouer à Siga .
Leila Assas
* Mes remerciements vont à Rym Sahraoui, Zeribaiy Mohamed Salem ,Khouita , Azza & Baybou.
Bibliographie :